il faut réfléchir que, si on veut préserver ce phénomène unique qu’est Jemaâ El Fna, qui a survécu, comme on le sait, au moins quatre cent ans comme lieu de rencontre, d’expression publique, de divertissement et même de guérison, toute intervention doit être délicate. Parce qu’il faut aussi respecter son espace de liberté. Ça veut dire, liberté de parole et d’action. Il faut laisser faire également d’autres aspects des fois indésirables, la xénophobie, la sensualité ou une agressivité à fleur de peau. La place est la manifestation libre du peuple. Si on veut alors que Jemaâ El Fna continue à être ce qu’elle, on n’a pas le droit de décider ce qui est convenable comme activité sur son espace ouvert.
Mais, comment ne pas se poser donc la question : Est-ce qu’on peut vraiment sauver Jemaâ El Fna d’une modernisation incontrôlée dévastatrice partout dans le monde sans respecter aucune culture ni tradition? Ou bien nous faisons partie d’un petit groupe de nostalgiques, des Quichottes qui rêvent d’un monde intact? Quoi qu’il en soit, comment transmettre à la jeunesse de Marrakech et aux autorités la valeur énorme que représente un tel endroit où les gens, depuis des siècles, se rencontrent encore pour y entendre de la musique ou des conteurs qui gardent vivante une culture orale ancestrale?
C’est grâce à ce grand spectacle que se superposent au moins deux places dans le même endroit: celle-ci apparente, à laquelle a accès le touriste, avec les charmeurs de serpents, les musiciens, les commerçants et les voyantes, et celle du conteur qui parle seulement en arabe dialectal et dont son public est uniquement marocain ou arabe. Pour le visiteur occidental, le masrah halqa continue à être un mode inaccessible, impénétrable. Ça veut dire que, d’un côté, le cœur de Jemaâ El Fna est encore intact malgré l’invasion touristique qui transforme petit à petit la médina. Si on laisse donc mourir le phénomène oral, on nous laissera une espèce de foire, appropriée pour le voyageur et dont même le jus d’orange sera, d’ici à peu, chimique. Voir ce qui y se passe, par exemple, chez la musique gnawa: une lamentable simulation de quelques secondes pour arnaquer le touriste.
La survivance des conteurs à Jemaâ El Fna garde une certaine relation avec le taux d’analphabètes dans le pays. C’est vrai qu’on peut voir des étudiants qui y assistent, mais on a souvent l’impression que la plupart du public est tout à fait illettré. La pauvreté, pourquoi pas, pourrait être une autre raison de cette survivance, surtout chez les jeunes gens. A vrai dire, si ces derniers avaient de l’argent, ne s’en iraient-t-ils pas à la disco le samedi soir au lieu d’assister aux conteurs à Jemaâ El Fna? Pourtant, il faut reconnaître que, malgré l’attrait de la télévision et le cinéma, l’oralité est encore, à Marrakech, un élément de distraction populaire. Un miracle de nos jours. Mais un miracle qui pourrait bientôt disparaître.
L’Association “Jemaâ El Fna” propose donc, afin de conserver vivant ce phénomène de l’oralité, d’aider financièrement les conteurs. Est-ce qu’on va perdre ainsi la spontanéité? Peut-être. Mais le monde a changé et il faut s’y adapter. Et c’est fort évident que, en agissant ainsi, on va encourager les jeunes gens amateurs de halqa à devenir des apprentis-conteurs.
Jesus Greus
Ecrivain espagnol résidant à Marrakech
Source : Casafree.com